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Les Nourrissements

Pour une autre histoire de la psychologie

Tout est tout, par conséquent rien n’est rien si ce n’est le néant et encore !
A. Huxley

 

 

 

Elle, sur une branche posée, pense à lui. Lui, se fraie un chemin droit et sûr ; il sort de l'eau et entame la sérénade. Le paon fait la roue, enfourche son vélo et emballe la belle. Mille fois mille ans et des poussières.

On se fait un resto ?
Avec gourmandise mon amour.

Groom, ascenseur, table. Madame, décoiffée par la bicyclette, front intelligent, lunettes sans monture, nez fin, bouche rouge, chemise à col blanc, un jean et une paire de ces prodigieusement lourdes Docteur Martens bordeaux lui assurant une prise indéboulonnable d'avec la réalité, s'assoit comme l'on enfonce un clou. Monsieur, dégarni, lunettes avec smart technologie embarquée, rasé de prêt, t-shirt thermo-régulé, boucle de ceinture d'une capacité de 20 yotta octets, shorts et claquettes, ne s'en émeut pas.

Comment ta journée ?
Bien ! Et toi ?
Bien.
Ces Messieurs-Dames?
Nous prendrons deux salades de documents historiques sauce piquante.
Alors que de la Tamise dégringolaient quelques illuminations d'un feu couvant, rien ne laisser pressentir, calculer, futurer, pareille injonction.
Mon amour, ce soir nous nous accouplons.
Pardon ?

Rappel : Madame est psycho-pathologue, spécialisée dans l'assistanat informatique aux troubles du langage et Monsieur est informaticien, spécialisé dans la sécurité des grands systèmes.

Cet après-midi j'ai fait une découverte fondamentale : la psychologie n'a jamais existé !
Je te l'ai toujours dit, ces cerveaulogues ne sont que des branleurs neuroniques.

Très drôle de la part de quelqu'un qui se tape dix heures de film de cul par semaine! Cesse d'ironiser et écoute-moi attentivement. De mon point de vue, la psychologie n'a jamais existé, ou alors si peu et surtout si peu de temps.
Je t'ai souvent répété que la principale tare de la science psychologique était son jeune âge. On peut s'entendre par exemple pour dire qu'elle naît grosso modo en 1873. Elle naît, non dans la tête d'un « cerveaulogue » (on ne peut être déjà de la science que l'on vient d'inventer) ou bien encore d'un philosophe ; mais sous le microscope d'un biologiste : l' italien Camillo Golgi. La psychologie est née avec la découverte des cent milliards de neurones (réalisant peut être dix mille connexions chacun). Nietzsche s'en est rapidement emparé, Freud a suivi, et très vite les premiers laboratoires expérimentaux ont vu le jour.

Oui et alors ? Cela en fait une science plus vieille que l'informatique.
Attend un peu. Au début du XX siècle, les carrefours scientifiques ne sont plus rares et la chimie - expérimentale - arrive en force dans la biologie. Huxley - tu te souviens : les portes de la perception, les Doors… - teste un certain nombre de drogues de synthèse. Dans les mêmes temps, 1e taylorisme fabrique le travail scientifique et les surréalistes s'acharnent sur l'effet inverse.

Silence. Chacun engoule une énorme bouchée de vieille feuille de chou avec un peu d'eau forte. Alors que ses papilles pétillent pourtant, patiemment elle reprend.

C'est là que les choses basculent : une branche de la psychologie pousse dans le camp de la poésie et du chaos. Tandis que l'autre branche sélectionne la science et son déterminisme. Un découpage du cerveau par le coeur, une partition dissonante mais sécante.

Soyons clair, donne-moi un aperçu de tes catégories.
C'est simple, chez les partisans de la boîte noire - même ceux qui disent l'avoir dépassée - on retrouve : Psychologie expérimentale, Béhavioriste, Gestalt, Psychiatrie... Chez les surréalistes se positionnent : Clinique, Psychanalyse, Sociologie, Ethnopsychiatrie...
Mouai, m'semble claudiquer ta catégorisation.
C'est pas faux mais. . .

Je peux débarrasser Messieurs-Dames?

Elle n'a laissé qu'une graine de sésame dans son assiette ; quant à lui, il n'aime toujours pas les olives et les cornichons.

Où en étais-je?
Aux surréalistes et autres cliniciens.
D'accord. Après les préliminaires de début de siècle, sous les draps de l'histoire, s'active la première orgie. Au tournant de la seconde guerre mondiale, les modèles de la psychologie sont exploités au pire : propagande, guerre psychologique... Mais il y eut tout de même un bénéfice et il est de taille : Von Neuman découvre comment l'on traite l'information. Ce sera le début des sciences cognitives.
Grâce, on ne peut dire à cause, aux trop nombreux cadavres de la guerre, aux armes chimiques, bien loin de la phrénologie et de sa bosse des maths, on assiste à la naissance de la psycho-anatomie et de la neuropsychiatrie. Les connaissances des différentes zones du cerveau et leur fonction se renforcent de manière substantielle. Très vite les choses s'emballent et les plus doués commencent à penser en terme de connexionnisme. A cette date, la psychologie est déjà morte-née.
Le serveur, aussi délicat soit-il, ne peut retenir un hoquettement interdit. Professionnel jusque dans ses manches, il n'en avance pas moins le chaud.
La pile atomique ?
Pour moi.
Voilà Madame.

Le serveur la sert et dépose une magnifique déconstruction de steak sur-vitaminé nano-technologiquement avec ses pommes de Terres Vertes devant Monsieur.

Mon chéri c'est à partir d'ici qu'il va te falloir t'élever un peu.
Jetant un regard par-delà les nourritures.
Et j'ai bien peur que le repas t'y aide peu. Car c'est à partir d'ici que les quasi-certitudes passent la main aux hypothèses de travail.
Je pars du prédicat que la psychologie peut être l'équivalent de l'alchimie. Car je pense qu'une approche empirique n'empêche pas de découvrir des vérités. C'est-à-dire que si le tableau des éléments de Mendeleïv a pu être confirmé par la chimie moderne, je pense qu'alors un certain nombre de théories symboliques pensées par les psychologues du XXe (la psychanalyse bien sûr mais également toute la psychologie cognitive ou sociale) s'avèreront peut-être un jour vérifiées. Mais pour l'instant tout cela ressemble à de l'alchimie, à du bricolage savant. Sans jamais aucune certitude. Des démarches qui s'accrochent à leur protocole comme le pendu à la corde, et dont certaines sont plus proches du rite !
Aujourd'hui, ce partage de sens, surréaliste contre rationaliste, est toujours saillant. Les agnostiques de la science espèrent que les réponses aux grandes questions se trouvent en l'humain. La question de la mort. . . du vivre ensemble, . . . alors que les gnostiques de la science, par exemple ton gourou Stephen William Hawking, nous indiquent grosso modo que dans peu de temps nous connaîtrons les réponses aux grandes questions et nous pourrons les expliquer à tous!
Ce serait la Vie contre les mathématiques ? Ineptie ! Pascal avant Hawking nous indiquait déjà que la nature est écrite en langage mathématique.
Mouairf dit-il en dévorant son steaknologie de RAM saignante.
Bien sûr un individu dans son unicité, dans sa singularité, peut se retrouver dans les deux mondes. Exemple : en te proposant « si le monde est écrit en langage mathématique alors il est écrit en base trois », je fais appel identiquement à la raison et au coeur, au rationalisme scientifique et à l'empirisme de la poésie surréaliste.

Elle termine à la régalade les ions contenus dans sa pile et poursuit.

Pour finir mon exposé et enchaîner sur les conséquences possibles, il faut revenir à la fin du XX siècle. A l'époque, le monde se découpait en deux : ceux qui pensaient que le siècle suivant serait religieux et spirituel et de l'autre ceux qui pensent qu'il sera informationnel et concentrationnaire. Dans une perspective asimovienne, nous avons d'un coté la Première Fondation et de l'autre, la Seconde1. C'est-à-dire que les échelles d'investigation, de l'humanité à l'homme, de l'homme aux neurones, de la chimie moléculaire à la chimie atomique... et plus si intime affinité, se rejoignirent.


Comme les mains tremblantes des mineurs qui des mois durant ont fouillé dans la quasi-obscurité, droit devant eux, à la rencontre de leurs frères.
L'avancée des neurones formels, de l'intelligence artificielle, en un mot du connexionisme, fait qu'au début du XXI siècle, la Première Fondation va faire un pas décisif pour rattraper la Seconde ; je veux te parler de la connexion entre l'informatique et le cerveau. L'homo-siliciumus ! Une fois le fonctionnement mental réduit à des équations (même imparfaites) ce sera l'ultime avancée qui permettra de valider ou d'invalider les théories psychologiques et potentiellement d'en finir avec cette science.
Donc la psychologie n'aura servi qu'à broder autour de la biologie, de l'informatique et enfin de la biotique. Un raisonnement intéressant. Mais, et c'est moi qui te le demande : que fais-tu des individus dans tout ça ?
Avec ton informatique, tu ne vois vraiment que les choses par le tout petit bout de la lorgnette! Je suis matérialiste : l'univers est fait d'atomes et d'énergie voire uniquement d'énergie informée. Dans ce cadre, l'humain n'est qu'un assemblage particulier. Et surtout, je ne crois pas que l'inconscient échappera au traumatisme de cette dissection. . . Par contre si tu me poses la question au futur : quid de l'individu ? De l'humanité...? Là je te réponds...

Ces Messieurs-Dames ont terminé ?
Elle termine d'un trait son bouillon de culture.
Oui.
Oui.
Souhaitez-vous la carte des desserts ?
Silence
Des données ça te va ?
Oui.
Alors ce sera une base de données brutes avec une seule cuillère.

Je te répondrai donc que, devant une telle complexité, nul ne peut encore envisager avec précision les conséquences de cette union - tant les facteurs sont nombreux et surtout entrent en interaction (l'approche systémique des futurologues semble ici sécher) ! D'un point de vue purement psychologique, ce devrait être la fin des modèles représentatifs (la psychanalyse, la psychologie cognitive...), la fin de l'alchimie. Mais deux conclusions possibles ont déjà été écrites. Celle de la jointure entre le cycle des Robots et celui de Fondation et, dans un autre genre : Matrix. Toutes les deux proposent qu'il y ait alliance de l'homme avec la machine (au sens propre), du spirituel et du rationnel. De la chimie à la philosophie en passant par les mathématiques. Ainsi, poussière tu redeviendras poussière... mais de silicium.

Alors que la satiété les gagnait, son ton devint soudain moins assuré. Ses Doc Martens s'entrecroisèrent, elle tira sur sa robe, ses joues s'empourprèrent, elle se recoiffa et se lança.
Aussi... mon chéri, je voudrais par la présente démonstration …te demander en mariage !

Silence.

Lui, toujours déchaussé, toucha sa boucle fétiche, activa ses lunettes de soleil, se leva et prit ses mains comme l'on cueille une rose. Tandis qu'il approchait son front pensif, ses yeux amoureux, sa bouche gourmande et sa langoureuse langue de la sienne, un éclair blanc apparu et disparu.
La symbiose des deux corps était à peine officielle que lui déjà regardait sa montre et la Vie, la biologie, qui l'appelait par-dessus son épaule, à elle.

 

Fin

 

(1) Il m'est impossible de résumer les 1000 pages de l'oeuvre fondatrice d'Isaac ASIMOV. Mais retenez que la première fondation, qui symbolise la science, finit par rivaliser avec la seconde fondation qui se compose de mentalistes capables d'orienter le cours de l'histoire à la seule force de leur pensée.


maj: 02/06/2007
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