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Branche de Vie

L'éternité, c'est long, surtout vers la fin
Allen, Woody (1935 - )

 

 

5h30 Paris s'éveille, encore. Fruit, écran ON.
Ce sera le jour le plus long. Charly n'apprécie pas spécialement cette heure de la journée mais son programme est chargé.
Hier, il s'est regardé la vidéo de sa vie. Pas un de ces films qui laisse des traces indélébiles, mais bien la trace, que lui, laissera dans la pantomime de son siècle. Il ne l’a pas regardé entièrement. Justement! De zéro à quarante quatre ans. Aujourd'hui il mènera l'expérience à son terme.

Et enfin, sa rencontre, avec Max. Charly Tenaille et Max Tempo. Le binôme qui fit les gros titres de cette année 2048.
Charly fait partie de cette génération qui depuis l'age de 8 mois avant sa naissance, dispose de sa vie sur support numérique (son, vidéo, images, texte,… tout y est, ou presque). Une vie d'abord houleuse avec un accouchement difficile. Non que la technologie ait fait défaut, mais que le père fut absent. Puis vint une vie de bambin rose comme un bonbon sucé et douce comme un roudoudou. Et patin (de rouler un...) et couffin (marié père de deux jumelles (visionnaires elles aussi)). Entre temps la fac, puis la fac, puis la Chaire, la très chère fac.

Si Charly se goinfre ainsi de sa biographie numérique, c'est que ce soir, comme le disait l'Abbé: « c'est les grandes vacances ».

On frappe.

Entrez!
La commande de Monsieur est arrivée.
Posez cela ici. Merci.

Ce fut instantané. D'abord le café, un colombien raffiné, lui hameçonna le nez. L’équivalent de trois mugs. Il n’en boira que deux. S'en suivi le sonnant croustillant de la baguette encore chaude et le sain froid des beurres salés et doux. Il ne pu résister à tremper son auriculaire dans le ramequin de confiture à la fraise, puis dans celui à la mûre. Quelques belles oranges maltaises pour les yeux, et pour le reste, son dernier journal papier.
En 2048 les journaux avaient titré : « Deux chercheurs français copient un cerveau,... ».

Il est 5h50, la bouche pleine il relance la vidéo. Les premières minutes montrent comment les tests sur les animaux avaient fonctionné - presque - du premier coup. Vint le tour des prisonniers cobayes. Cette pratique l’avait toujours dérangé mais leur condition était telle que le pire des avenirs était toujours meilleur que leur insupportable présent.
En 2050 l’histoire leur fit un clin d’œil. Après une série d'échecs ils virent la police débarquer à l'aurore pour arrêter leur anesthésiste. Calmant, camisole, le fou furieux accusé de thanatophilie(1) ou de thanatonautophilie1 (se fusse moins pire) criait du plus fort que ses poumons lui permettaient : « vive la mort, sauvons la mort... ».
On apprit plus tard qu'il faisait partie d'un mouvement religieux extrémiste avec lequel on devrait apprendre à compter.

Sa biographie étant multimédia, il relut leur premier article qui expliquait le principe de COPIE (Conservation Ontologique Protocole Informatique Expérience). Le principe général ne semblait pas particulièrement complexe. Il s'agissait de scanner l'activité d'un neurone et des connexions qu'il effectue ainsi que l'activité qui commande la communication entre deux neurones. Mais déjà, à ce premier stade, les choses se compliquent rapidement, étant donné le nombre de neurotransmetteurs, leurs interactions, le nombre de composés qui interviennent en amont et en aval...
Techniquement cela nécessitait d'avoir plus ou moins : cent milliards de neurones fois dix mille connexions chacun fois mille nano-robots scanner.
Ce qui fait : 100 000 000 000 000 robots. 100 000 000 000 000 robots à gérer simultanément et absolument. Le cauchemar de n'importe quel maintenancien. Comment les faire parvenir à destination? Comment savoir si tous fonctionnent ? Le cas échéant comment les réparer? Comment récupérer l'information de chacun?
Et pour commencer, comment construire cent mille milliards de fois le même objet?
En 2050 les ordinateurs avaient atteint la puissance de calcul d'un cerveau humain et les nano-technologies atteint un stade de perfectionnement qui rendait la chose possible. Une bonne part de l'astuce résidait dans les propriétés de réplication des nano robots. Vous en faites un, vous faites une nano-usine (un assembleur) et vous dites à cette dernière : voici les plans, débrouille-toi, je pars en vacances 15 jours et je veux qu'à mon retour il y ait dans l'éprouvette les 100 000 000 000 000 pièces.
Et le pire c'est que ça marche. À votre retour, les CNRS (Communication Nano Robots Scanner) sont prêt à être placé dans une capsule. La personne avale la capsule avec un grand verre d'eau et c'est parti.
Bien sûr les CNRS sont reliés entre eux pour créer une intelligence collective afin de se répartir, de se réparer et de communiquer (pour 1000 robots « de base », il faut ajouter un nano-robot réparateur, un nano-robot qui a la carte et un qui a une puissance de transmission supérieure). Ce qui fait 1 30 000 000 000 000 de sujets. Les robots sont connectés sans fil entre eux, puis un pour mille connecte les paquets de mille et renvoie l'information vers l'ordinateur central (« un vrai ») le tout sans fil cela va de soi.
Hé bien croyez-le ou non, même avec un ordinateur très puissant, ça rame!!!

Plus sérieusement, il est impossible de faire tenir, fussent-ils nanométriques, 1 30 000 000 000 000 robots dans une éprouvette et encore moins dans une capsule qu'une personne pourrait ingérer. Faite le calcul. Par contre mettre 1000 assembleurs qui vont créer en quelques heures les 1 30 000 000 000 000 (en quelques heures et pas en même temps). L’explication exacte ne fut jamais portée dans l’article pour raison de sécurité nationale.

L'article finissait sur cette phrase d'un auteur d'anticipation du XX° siècle qui vous dit, grosso modo que Frankenstein n'est jamais bien loin...

Il referma l'article. Décida d'aller prendre l'air au Jardin des Plantes. A peine avait-il poussé son vieux nez dehors que les souvenirs des séances de sport avec Max lui revenaient. C'est justement après une séance forcenée, alors qu'ils repassaient au laboratoire pour vérifier que tout se passait comme prévue, qu'ils obtinrent les premiers résultats. L'ordinateur venait de traiter les données du premier scanner en 171 heures seulement. Alors qu'il n'en croyait pas leurs yeux les chiffres se matérialisèrent. Leur première carte. Leur première carte mentale. Une carte nette, impeccable. Un succès!
Quoi qu'il en soit, il fallait maintenant découvrir son langage, son message, en commençant par s'y repérer. Car s'ils parlaient de carte, n'importe qui d'autre n'y aurait vue qu'une suite de chiffres abscons.
Comme prévu, des milliard d'internautes, le réseau, les réseaux peer to peer attendaient derrière leur machine pour démêler ce casse-tête. La carte fut mie en ligne. Chacun ponctionnait ce qu'il voulait, à l'échelle qu'il le voulait et essayait de comprendre ce qu'il pouvait.
En 33 jours la carte fut parfaitement établie, comprise, ... dorénavant on savait. L'Homme savait comment son cerveau agissait.
Revenant à la maison, accroché dans son entrée, il regarda un cadre de photos, changeant toutes les 3 minutes. C'était la photo du dimanche 24 mars 2056. Lui et Max, devant un mur immense sur lequel était peinte une mappemonde-cerveau percée de la flèche bleue métal de la science.
Aussitôt il reprit le visionnage.
Après cette première victoire, la joie fut de courte durée. La politique s'immisça dans la méthode, et les média dans la raison. L'une de ses filles fut kidnappée, leur laboratoire fracturé 5 fois en 4 jours...
Ceci d'autant plus que leurs petits camarades de la Silicone Valley avaient eux réussit à faire pousser des neurones sur des puces depuis belle lurette et que les implants cognitifs étaient déjà bien rodés.
Quel est le point commun entre la biologie, l'informatique et le terrorisme? Réponse les virus. En décembre 2055, juste avant les fêtes on découvrit la première attaque virale hybride. Deux vers informatiques au doux nom de « 666.0 » et « Christ ressuscité » firent leur apparition. Le premier infecta les ordinateurs, les puces des objets conscients et les organes bioniques. Tandis que le second réussit à faire croire qu'il était passé du support de silicium au support organique et qu'il avait supprimé des mémoires, modifié des personnalités, ... que les créateurs avaient pu prendre le contrôle à distance de personnes, dont certaines avaient tué leurs enfants et brûlé des hôpitaux, ...
La panique fut totale. La seule chose qui ne fut ébranlée fut le cours de bourse, car les machines qui gèrent les portefeuilles savaient, elles, que cela était impossible.
Grâce, à nouveau, aux réseaux de peer to peer des moines tibétains, le créateur du premier virus subit un lynchage médiatique.
On apprendra tout de même, que pour qui il est possible de bien maîtriser l'ondulation d'une puce, il est possible de modifier l'ADN des cellules...
Un comité de bio-éthique fut constitué. Toutes les questions furent abordées.
Qui peut copier qui? Quand faire une copie? Lorsque l'on est proche de la mort? Peut-on faire des copies à plusieurs âges? Toutes les dix minutes? Quel(s) est (sont) leur temps? Une copie doit-elle vieillir? Est-ce l'accession à l'éternité dans la pratique? Vivre plusieurs éternités a-t-il un sens? Comment garantir la qualité de la copie? Où conserver les copies pour qu'elles ne soient pas attaquées? Quels sont les droits des copies? Une copie peut-elle avoir des actions en bourse? Une copie peut-elle voter et/ou être éligible? Une copie peut-elle exercer son droit parental? Peut-elle agir sur le monde physique (par l'intermédiaire d'un robot)? Peut-elle se reproduire? Une copie peut-elle se démultiplier? Deux copies peuvent-elle interagirent? Peut-on laisser une copie devenir plus intelligente que ce qu'elle est ou était? Plus charmante? Meilleure? Peut-on sanctionner une copie qui en aurait tué une autre? Doit-on limiter la durée de vie des copies? Doit-on laisser mourir une copie suicidaire?

Cependant que les élections du président de l'hémisphère nord approchaient, les candidats ouvrirent les vannes et les tests purent continuer.

Depuis le rapport de ce comité, appelé rapport Orwell, de longues années s'étaient évanouies dans les limbes siliciumées de la loi Moore. Après la première carte, une représentation dans le temps fut construite grâce à des relevés tous les 0,1 millième de seconde. Mais le même problème revenait comme une récurrence algorithmique : la COPIE une fois placée sur un ordinateur ne « bougeait » pas. Elle n'était pas dynamique. Elle n'était pas vivante!
Peu nous importe, criaient les dodécagénaires nantis, laissez-nous partir-revenir...
Plus on leur expliquait que la machine n'était pas au point, c'est-à-dire que si l'on pouvait assurer le départ, le retour restait un potentiel, plus ils se sentaient pousser des ailes d'anges. Tout comme les bienheureux cryogénisés du XX° siècle.

Dés que la technologie put passer du prototype à une phase d'industrialisation, les clients fortunés firent la queue comme devant Saint-Pierre. L'argent coulait comme le Styx. Une nouvelle commission fut désignée pour répondre à la question : la copie est-elle un service public accessible à tous?

À nouveau dix ans s'étaient écoulés sans que le mystère n’avance d'un pouce. Mais comment donc le cerveau pouvait-il réussir ce que des ordinateurs sensés être plus puissants que lui n’arrivaient même pas à imaginer ?

Il le savait. Il s'assit profondément dans son fauteuil. Il avala la gélule. Elle mettrait vingt minutes à agir. Ses ordinateurs étaient parés. Il alluma sa dernière cigarette, elle lui avait coûté cent euros au marché noir! Bientôt l'anesthésiant fit son effet. Il s'endormait. Sûr d'être copié. Sûr d'être réveillé. Qu'allait-il donc faire de tout ce temps ? De cette éternité. Aimer, penser, panser, se passionner. Jouer avec le chat de Schrödinger ? Jouer avec sa conscience ? Jouer à avoir plusieurs consciences de soi en soi ? Jouer à se faire peur ?
Un temps passa.
D’abord ce fut un noir, un noir d’encre, un noir profond, un noir abyssal et absolu.
Et aussitôt ou presque, une lumière, une lumière solaire, douce, amicale et amoureuse.
Un son, une voix. Une petite voix, qui vient de là, de devant moi, de sous mes yeux et qui m’arrive par je ne sais où. Un visage d’ange qui remue les lèvres avec application pour me susurrer :
Bon, jour, grand grand grand grand grand grand papa...


Fin

 

(1) cf. Werber, les thanatonautes. Vaste fresque ou les héros vivent des NDE volontaires et à répétition pour découvrir le monde des morts.


maj: 02/06/2007
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